
Entretien sur Rimbaud avec Catriona Seth
C.S. - Votre ouvrage sur Rimbaud paraît dans la collection Sagesses. Qu’est-ce pour vous que la sagesse de Rimbaud ?
S.B. - Il peut sembler téméraire de parler de sagesse au sujet de Rimbaud. Que n’a-t-on dit sur son compte ? Il serait le mauvais sujet par excellence : rebelle à toute forme d’autorité, réfractaire à tout ordre, et à tout ce qui prétend l’imposer, que ce soit dans l’existence ou dans l’écriture, un même élan pour lui, qu’il a su mêler et unir. Rimbaud est le grand maître de la folie à tel point que dans son cas, comme pour Nietzsche, on ne sait si celle-ci l’a nourri ou détruit. Dans La Sorcière, Michelet parle de « l’illuminisme de la folie lucide, qui selon ses degrés, est poésie, seconde vue, pénétration perçante, la parole naïve et rusée, la faculté surtout de croire en tous ses mensonges. » Et Rimbaud de reprendre cette pensée et de l’exposer dans la « Lettre du voyant » : « Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant - Car il arrive à l’inconnu ! » Certes, rien de Rimbaud qui soit pour plaider a priori en faveur de la sagesse, et surtout pas d’une sagesse comme Verlaine l’entendrait, qui écrirait dans son recueil célèbre : « Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie ! » Rimbaud a été l’homme d’un Non ! porté à toutes les extrémités : il n’a eu de cesse de briser en lui toutes les idoles, jusqu’à se renoncer. Il n’empêche : la folle sagesse de Rimbaud est pourtant lumineuse. Mais encore faut-il s’entendre sur le terme lui-même, et ses ramifications. Si l’on entend par sagesse une morale réconfortante, Rimbaud est l’ennemi de ce qu’il considèrerait comme une lâcheté. N’affirmait-il pas par exemple - au rebours de toute habitude ! - « redouter » l’hiver car c’est « la saison du comfort » ? Par ailleurs, si l’on entend ce terme comme l’équivalent d’une science, il est évident que la science de Rimbaud est grande, mais elle n’est si grande que pour inciter à se perdre dans l’inconnu. Non, la sagesse de Rimbaud est celle que l’Orient connaît bien : non pas celle seulement des ascètes hindous, mais, déjà, celle des Fols en Christ, comme la Russie les a aimés. Celle de ces vagabonds armés de leur désir d’infini, et d’une vocation à l’amour, en dépit de tout ce qui contrarie son accomplissement. Nul doute que Rimbaud gagne à être vu autant selon son versant négatif, qu’il incarne de manière radicale, que sur celui, autrement rayonnant, de sa démarche, qui est une réinvention de l’amour, une volonté de charité et un acte de compassion.
C.S. - Vous êtes généreux avec les exégètes de Rimbaud qui vous ont précédés. Aurait-on raison de déceler chez vous une proximité intellectuelle avec Yves Bonnefoy ?
S.B. - Il s’agit d’être toujours généreux. Ce que les uns et les autres ont pensé ne nous retire rien : nous pouvons en être augmentés, et aller d’autant plus loin que l’on ne ment pas sur ce qui a été accompli. Pour moi, j’aime citer autant les grands savants, universitaires ou pas – Pierre Brunel ou Jean-Jacques Lefrère - que les écrivains, parfois injustement oubliés. Qui cite aujourd’hui Roger Judrin, José Cabanis ou Gabriel Bounoure ? Or, ce furent de grands esprits, d’une vraie finesse, pour ne rien dire de tous ceux auxquels j’aime à rendre hommage : Louis Scutenaire, Benjamin Fondane, Roger Gilbert-Lecomte, Edmond Jabès, Philippe Soupault, Cocteau ou Suarès … De fait, Rimbaud a sollicité tous les écrivains. Rares sont toutefois ceux qui l’ont approché pour lui-même : qu’il s’agisse aux deux extrêmes de Claudel ou Breton, on voit bien que Rimbaud est d’abord pour eux l’annonce de ce qu’ils seront, bien davantage que la reconnaissance de ce qu’il a été à ses propres yeux. Rimbaud est un miroir offert : le symbole d’un écrivain de génie, dont le génie peut laisser à penser que ce n’est pas un écrivain – mais précisément quelqu’un qui est dépositaire d’une révélation. Mais laquelle ? Celle de chacun en vérité, - donc celle de l’autre en soi. Me concernant, j’ai eu la chance de pouvoir approcher de près des poètes qui, à des degrés divers, se sentent héritiers en ligne directe de Rimbaud : je pense à Salah Stétié, comme à Yves Bonnefoy, dont le sérieux a ceci de merveilleux qu’il écarte de toute tentation à se contenter de ce qui se présente : car il veut davantage. Au cours des années, vingt-cinq ans déjà, je n’ai pas souvenir au sujet de Rimbaud de grandes discussions avec Bonnefoy. Sa présence en revanche m’a toujours rappelé à l’exigence de la hauteur.
C.S. - Pouvez-vous nous préciser comment vous lisez Illuminations, ce texte qui a suscité tant d’interrogations.
S.B. - Les Illuminations sont le texte le plus difficile de notre littérature, exception faite des Centuries de Nostradamus, qui, quand on en enlève les breloques, a une puissance poétique égale à celle de Char. Mais justement les Illuminations sont tout le contraire des devinettes sacrées ou rimées, pour ne pas dire le contraire de l’écriture surréaliste. Le moment est venu de dire que le surréalisme a beaucoup fait pour la mécompréhension de Rimbaud, en l’associant à une écriture qui ne serait que le déversoir de rêveries appauvries. Non, les Illuminations procèdent de toute évidence d’un noyau, qui ne doit rien au hasard : ce noyau qui est d’autant plus bouleversant qu’il correspond, chez un tout jeune homme, à une unité de l’être, comme de la pensée. Rimbaud donne à voir de manière plénière l’enfance qui se donne son congé, puis congédie l’univers avec le mensonge. Il me semble vérifiable que Rimbaud a composé les Illuminations comme un seul et même lieu, au sens où chez un Léonard de Vinci, ce qui compte, c’est que de la montagne au fleuve, en passant par le sourire, tout ce qui fait Mona Lisa soit un seul et même modelé : un modelé qui traverse tout l’espace de la toile. Prenez les mots de poème en poème, et lisez les uns à la suite des autres, si possible à voix haute, vous verrez que les mots s’augmentent de nuance, jouent ensemble, se réfractent et se dilatent : le mot amour, le mot raison, le mot chant peuplent ce grand et unique poème et viennent résonner dans l’ultime texte « Génie ». En un sens, il y va d’une composition musicale à la Bach ou à la Kant. Baudelaire pouvait penser son recueil comme un traité de la connaissance ; Rimbaud ne fait pas moins, mais il va plus avant : à la pensée, il ajoute un art de la fulgurance et de l’économie musicale.
C.S. - Pour vous, « Rimbaud parle et se tait ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus de ces silences de Rimbaud ?
S.B. - La question du silence de Rimbaud a beaucoup hanté les consciences. On a voulu y déceler l’annonce de notre aphasie. Mais encore faut-il considérer que le silence de Rimbaud vient après sa parole, et, en un sens, la continue et la prolonge ; il ne la nie pas : il la préserverait presque. Rimbaud n’a écrit que sur les cimes, et si l’on songe à lui, il est impossible de pas se souvenir qu’il n’en est jamais descendu, donc qu’il nous enjoint à monter et à lever la tête. Le silence de Rimbaud n’est pas un appel à se taire, mais à ne pas parler pour ne rien dire – ou dit autrement à ne dire que l’essentiel, qui, par essence, se confond avec le silence qu’il habite et habille. Trop souvent, on réduit cette question à une interrogation : mais pourquoi Rimbaud n’a-t-il pas continué ? Question réversible : pourquoi tant de gens continuent-ils, qui feraient mieux d’arrêter ? C’est le même genre de question que l’on entend après un concert, lorsque le concertiste a joué la grande sonate de Liszt. Mais pourquoi ne revient-il pas pour nous donner un bis avec une petite Mazurka ? Simplement parce que le bis est dans la Sonate de Liszt, qui est un infini. Rimbaud a cherché à faire coïncider tous les contraires : le haut et le bas, le noble et l’ignoble, le bien et le mal, la parole et la prophétie, le cri et le silence. Il a sollicité le verbe comme un absolu. A un tel degré d’invention et de sensibilité, ce n’est pas comme si Rimbaud avait cessé de parler, mais comme s’il parlait pour toujours – pour toujours dans cet entre-deux, qui n’est ni le prosaïsme, ni le mutisme, mais la poésie qui, au cœur du silence, trouve son écho.
C.S. - Comment avez-vous préparé ce livre ?
S.B. - Il fallait tout lire sur Rimbaud, ce que j’ai fait depuis une dizaine d’années. Puis j’ai choisi de tout oublier, pour ne plus lire et relire que Rimbaud, et m’en pénétrer comme un comédien, lorsqu’il a à interpréter Hamlet ou Spartacus. Ce fut un exorcisme à l’envers : Rimbaud a pris, l’espace de ce livre, possession de mon système nerveux. Ce ne fut pas sans péril !
C.S. - Rimbaud est l’un des bestsellers de la Pléiade, il est de nombreux programmes scolaires et universitaires, comment expliquez-vous ce succès qui ne se dément pas ?
S.B. - Il y a toutes les raisons évidentes : sa grande beauté, son genre de vie, l’appel qu’il suscite chez tous les jeunes gens à se reconnaître en lui. Mais ce n’est pas encore suffisant. Il y a eu des jeunes écrivains à toutes les époques. Rimbaud est plus. Il clôt un cycle, celui de la poésie oratoire, et ouvre un monde : celui de la modernité mais, aussi bien en arrière, le monde des oracles, des mystères et des hymnes. Rimbaud fait rythmer toute la création selon une voix à l’accent rare : cet accent qui est le grand refus devant la soumission, et non pas seulement par les moyens de la politique, mais de la poétique. Il ne postule pas pour tel ou tel programme économique : il postule pour un changement radical des individus. Il va de soi que la révolution qu’il appelle - qui est aussi bien une conversion - ne sera la révolution que si elle rend chacun poète et lui ouvre grand le cœur. Un leurre, dira-t-on ! Mais le leurre de penser que la poésie n’existe pas, ni n’a de vocation, comme toute notre planète tend à le faire croire, plaide en l’occurrence contre elle : on voit trop le résultat. Rimbaud est celui qui clame Non, mais au nom d’un Oui supérieur. Personne n’a été plus innocent que lui, et personne plus lucide.
C.S. - Vous présentez un Rimbaud « mystique » après vos Ejaculations mystiques au sujet de Cioran. Quelles sont pour vous les origines d’un courant mystique de la littérature française et où la décelez-vous encore de nos jours ?
S.B. - Paul Benichou a parlé à raison du « sacre de l’écrivain » qui a pris le relai du prêtre. Tout le romantisme, quel qu’ait été le pays, se voulait une prêtrise du verbe avec toute l’ambiguïté propre à ce courant. Maurice Barrès, qui a conduit l’enterrement de Verlaine, lui est redevable comme un André Breton, et non moins un André Malraux. Plus haut encore se pose la question du rapport entre la pratique poétique et la pratique spirituelle. La poésie n’est pas une mystique, comme la mystique n’est pas de la poésie, mais leurs liens sont étroits dans la recherche de l’ineffable, et d’un chant qui ne soit soumis à rien qu’à l’autorité de la musique la plus intérieure - une musique qui tient à l’amour. Rimbaud nous rappelle que « Je est un autre », Cioran insiste sur le fait qu’il ne faut écrire que pour dialoguer avec Dieu, ce qui signifie la même chose, que l’on ait ou pas la foi, comme ce fut le cas de Simone Weil, qui écrivait pour son double. Il y va d’abord de l’accès au tréfonds des mots, à ce qui les retourne. Sans doute ce courant continue-t-il, y compris parmi nos écrivains les plus secrets, mais aussi les plus jeunes qui ont le courage de refuser d’obtempérer à l’amputation de leur humanité.