
Entretien sur Cioran avec Mihaela Stănişor
M.S. - Vos préoccupations et vos publications visent essentiellement trois domaines : la poésie, la musique et la philosophie. Vous leur avez consacré des ouvrages importants. Comment choisissez-vous les auteurs sur lesquels travailler ?
S.B. - Je vous remercie d’avoir si bien cerné mes passions. Je ne sais si je choisis tel ou tel sujet, tel ou tel auteur, ou si ce ne sont pas eux qui me choisissent. J’ai la chance de ne dépendre que de moi-même : je ne suis pas un spécialiste de quoi que ce soit – ce serait faillir que de me spécialiser, d’autant que les spécialistes sont rarement connaisseurs de leur spécialité, j’ai pu le vérifier à chacun de mes livres. M’intéressent les sujets qui m’ont bouleversé. Je veux saisir pourquoi ils ont été si forts pour moi, ressentir une nouvelle fois leur onde de choc, et la transmettre. Chacun de mes livres correspond à une stèle plantée par amitié. J’ai essayé d’unir les contraires, de mettre en correspondance des plans opposés, de viser le cœur de l’invisible, ou, dit autrement, de mettre des mots sur des états extrêmes. Poésie, musique, philosophie ? Ces trois sœurs nous entretiennent, chacune à leur façon, de la possibilité d’être humain dans un monde déshumanisé et qui se vante de l’être avec jubilation. Elles permettent de franchir les abîmes, mieux, parfois : de ressentir des extases. Sans doute ne servent-elles à rien, et aujourd’hui, dans un monde dévoré par la technique moins que jamais, mais telle est leur noblesse. N’est nécessaire, devrais-je dire, que ce qui ne sert à rien. - A rien sauf à être.
M.S. - Qu’est-ce que vous aimez en philosophie ?
S.B. -Pour moi, la philosophie, c’est Socrate. Tout philosophe qui a du Socrate me plaît. A l’inverse, tout philosophe qui verse dans les caricatures de sophistes combattus par Socrate me laisse, comme lui, l’envie d’en rire. Socrate ? C’est l’homme le plus pieux de tous qui sait se moquer allégrement de ce qui n’a aucune importance et qui, comme le dit l’expression, ne prend pas les vessies pour des lanternes. Il découvre un au-delà à la force. Il sait qu’il est une puissance fécondante dans le commerce avec les dieux. Il mesure son écart de lui à eux, cependant qu’il s’amuse des folies des hommes, qui ne soucient pas de leur humanité. Un exemple : j’ai bien connu Lucien Jerphagnon. A 90 ans, et jusqu’au seuil de la mort, Jerphagnon correspondait exactement à l’idée que je me fais de Socrate : drôle, léger, intelligent à l’extrême, avec ce qu’il faut de rouerie, voire de roublardise : on ne pouvait le duper. Et, dans le même temps, Jerphagnon était un homme sérieux, austère, mystique. Il avait pénétré suffisamment avant dans les drames pour savoir que le rire est la contrepartie de la douleur - ce qui la divinise peut-être. Il était tellement au-dessus de la norme humaine à force d’inquiétude retournée en bonté qu’il semblait être de la compagnie des dieux. Des dieux grecs. Mais c’était un homme. Oui, un être accompli.
M.S. - Y a-t-il de la place pour les maîtres de l’humanisme dans la société française actuelle ?
S.B. -Sur le plan médiatique, non, sans doute. Cela va de pair avec ce que sont devenus les médias : des branches de la publicité. En revanche, des maîtres doivent exister, mais ailleurs. Dans les lycées, peut-être dans les universités. Maintenant, n’oublions pas les livres. Quiconque fait l’expérience de lire peut avoir la chance d’entrer directement en rapport avec des paroles vivifiantes. Il suffit d’oublier qu’on lit, il faut aussi avoir travaillé, mais alors, quelle récompense ! Combien de fois ai-je eu le sentiment que Platon me parlait ! Ou Kierkegaard ! Ou Chestov ! Ou Jankélévitch ! Un grand auteur parle directement à son lecteur, il l’instruit, il l’interroge. Après, il s’agit de se redire que les révélations suprêmes peuvent prendre des détours surprenants.
M.S. - Y a-t-il encore un grand intérêt pour la lecture des auteurs classiques ?
S.B. -Tout est fait pour l’empêcher en dépit de la curiosité naturelle de chacun. Les auteurs classiques, d’Homère à Joyce, sont contraires au programme d’acculturation tel qu’il est scrupuleusement mis en application désormais partout en Occident. Vous le voyez tous les jours, le passé, l’immémorial, tout ce qui est prophétique, doivent être effacés. Rien de pire que le parasitage de ces écrivains inutiles pour qui veut faire vivre autrui selon le harcèlement de l’instant, le culte de la jeunesse, le profit maximisé … Et rien de pire non plus, comme tous les régimes totalitaires l’ont aussi prouvé, pour qui ne supporte pas la liberté, l’ironie, la transcendance, bref, les libertés, à quoi s’ajoute le culte du beau. Pour autant, les livres existent encore, il en sort tous les jours sans compter ceux qui ne sont pas publiés ou, du moins, pas dans l’immédiat. Les lecteurs de littérature exigeante sont peut-être de moins en moins nombreux, mais pas moins qu’il y a un siècle ou deux. Je ne désespère pas pour autant : il faudra attendre de revenir aux Incunables comme à la fin du Moyen-Âge pour qu’une nouvelle Renaissance puisse apparaître. Après tout, mieux vaut un bon lecteur que cent mille qui n’y comprennent rien ou de travers. Saint Augustin était capable de soutenir ce genre de paradoxes : si un homme est sauvé à l’occasion des jeux du cirque, c’est préférable au fait que cent fidèles ne le soient pas qui vont à la messe.
M.S. - Que tentez-vous par l’édition ou la réédition de tant de grandes personnalités de la culture française ?
S.B. -Il est vrai que je me suis beaucoup battu pour faire revenir des auteurs que j’estime immenses : Suarès, Guerne, Lely, Chazal, Jabès, mais aussi Anouilh. J’ai favorisé l’édition de livres inédits de Stefan Zweig et Romain Rolland, sans parler des vivants. Mon combat est celui de Don Quichotte : empêcher qu’on dise que rien n’a été fait, serait-ce en pure perte. Je préfère voir mes efforts réduits à néant plutôt que de ne pas avoir risqué le combat. L’honneur ne tient pas à la victoire en tant que telle, mais au fait de s’être battu, si ce fut vaillamment. Après quoi, les choses suivent leurs cours dans un univers lui-même devenu précaire. Qui sait si dans quelques décennies ces livres - justement parce qu’ils ont été écrits par des génies dont les ressources sont inaltérables - ne sauveront pas la planète ? Je veux y croire contre tout espoir, parce que c’est absurde. Et puis, que voulez-vous, nous avons une responsabilité envers ceux que nous avons aimés à travers leurs mots - parfois leurs présences, si nous avons eu la chance de les connaître. Nous devons essayer de leur rendre avec notre vie un peu de la vie et de l’avenir qu’ils n’ont plus.
M.S. - Comment avez-vous découvert Cioran ?
S.B. -Ma découverte de Cioran remonte à l’été de mes quinze ans, en 1987. J’allais passer au lycée. De l’inconvénient d’être né venait de sortir en poche. Je l’ai pris comme on prend une nouveauté sur la foi du titre. Je mentirais si je ne disais pas que la forme aphoristique a dû me séduire : je n’aurais pas à tout lire, si le livre me déplaisait. Puis j’ai été happé. J’ai non seulement tout lu, mais je l’ai appris par cœur. Le style de Cioran ne m’a pas retenu en priorité ; c’était plutôt ce qu’il exprimait : ses obsessions, ses angoisses. J’avais le sentiment du livre écrit par un camarade de classe ! Ou un double … Puis je me suis interrogé au fil des mois. Finalement, ma question revenait à ce point : si tout est si noir, pourquoi Cioran ne s’est-il pas suicidé ? J’ai eu ensuite la chance de connaître son adresse parisienne, 21 rue de l’Odéon, ce qui a redoublé ma curiosité : cette rue est placée dans un des quartiers les plus huppés de la capitale. Qui était donc cet Alceste qui disait se trémousser dans un quartier si chic ? C’est de ce moment que j’ai pris l’habitude de passer par la rue de l’Odéon en espérant le croiser un jour. Finalement la rencontre a eu lieu en août 1990. J’avais dix-sept ans. Je descendais la rue, Cioran la remontait. Je l’ai reconnu d’après les rares photos de lui qui existaient. Mon regard a attrapé le sien. J’ai lu la terreur au fond de ses yeux. Il voyait que je l’avais reconnu. Il m’a dépassé en pressant le pas. J’ai eu le temps de me dire : il faut lui parler, on n’a qu’une vie. Et alors j’ai couru vers lui en criant : «â€¯Monsieur Cioran ! Monsieur Cioran ! » Il s’est retourné : il était bleu de peur. Je lui ai lancé : «â€¯Monsieur Cioran, j’adore ce que vous faites ! » Il m’a soudain rétorqué du tac au tac : «â€¯ Alors, rassurez-vous, car je ne fais plus rien ! » J’ai éclaté de rire et lui aussi. Et nous sommes restés à rire ensemble un long moment. En le quittant, comme une femme nous avait rejoints et m’avait dit : «â€¯Vous devriez écrire sur lui ! », j’ai répondu que je le ferai. Je n’oublierai jamais Cioran qui a continué à remonter la rue de l’Odéon à reculons, uniquement pour me saluer affectueusement et avec le plus large, le plus gentil des sourires. Cette rencontre a été décisive : j’ai vu un homme aux antipodes de son image, cependant que j’ai reçu une clef pour le saisir pendant nos fous rires. Cioran possédait une part de jeu, d’espièglerie, de bonté foncière – j’irais même jusqu’à dire de naïveté. Après quoi nous nous sommes écrit des lettres toujours extrêmement généreuses de sa part. Rendez-vous compte, je n’avais que dix-sept ans, et Cioran m’écrivait comme si nous étions de plain-pied. A cet égard, je lui dois beaucoup. Je me suis acquitté de ma promesse faite devant lui pour le centenaire de sa naissance …
M.S. - Vous affirmez que la question de Dieu est le centre de toute l’œuvre de Cioran. C’est un thème délicat. Peut-on parler de changement dans sa pensée religieuse par le passage du roumain au français ?
S.B. -Nier que la question de Dieu soit au cœur de l’œuvre de Cioran revient à ne pas faire l’expérience qu’il dit avoir été la sienne : celle d’un homme expulsé du Paradis. Cioran parle de Dieu, même quand il le nie. Il me l’a écrit. Le passage d’une langue à l’autre a amené bien des changements, une distance, une virtuosité verbale, un jeu avec les dits et les non-dits de la langue. Le français que Cioran s’est choisi - d’ailleurs un français très évolutif, car il est baroque à ses débuts, pour devenir de plus en plus laconique -, n’est pas le français des mystiques, mais des moralistes, dans la tradition de Chamfort ou de Rivarol. Il n’empêche : c’est d’avoir été un mystique qui lui confère cet aspect héroïque, jusque dans sa noirceur même. Plus profondément, je pense que l’œuvre de Cioran a pour horizon la contrition. Voilà quelqu’un qui a fauté sur le plan idéologique, il le savait, et qui a voulu se racheter sans faire de sermons non plus : en exerçant sa lucidité contre lui-même, en cherchant à saper en lui la racine de son mal. L’œuvre de Cioran est une planche de salut comme le savent tous ceux qui le lisent : il demande au lecteur de se défaire de ses peaux pour renaître à une expérience nouvelle, peut-être inconnue. En insistant sur la nullité de tout, il guérit des illusions, autrement plus destructrices, comme celle, pour lui, de l’engagement politique. Cioran a été une sorte d’abbé de Rancé des Carpates, dont la Trappe fut les allées du jardin du Luxembourg. Un choix paradoxal, mais qu’il s’agit de bien comprendre : Cioran n’est pas qu’un nihiliste, aussi grande fut sa tentation de l’être. Même quand il nie, sa négation porte au salut.
M.S. - Le Cioran, auteur français, est-il «â€¯apparenté », selon l’acception de Heidegger que vous citez dans votre livre, «â€¯Apparenté, c’est-à-dire pas identique, pas pareil. […] Apparenté – cela veut dire obligé envers les premières et les dernières nécessités internes du questionnement philosophique »â€¯?
S.B. -Cioran a été dur envers Heidegger. J’ai d’ailleurs écrit une notice sur ce point dans Le Dictionnaire Martin Heidegger que j’ai initié avec François Fédier et Hadrien France-Lanord. Disons pour aller droit à l’essentiel que Cioran est un monde, Heidegger en est un autre. «â€¯Plus elles sont hautes, moins les cimes peuvent se rejoindre », affirmait je ne sais plus quel poète. Cioran et Heidegger se retrouvent néanmoins dans leur questionnement des fins dernières, ce qui est une autre manière de poser la question : comment vivre ? Cioran et Heidegger ont cherché à se dépêtrer comme ils l’ont pu, avec errements hélas !, selon les moyens superlatifs dont ils étaient dotés. Cioran cherche à écrire dans une langue non datée une prose d’ordre éternel, - dérisoire et sublime réponse à son angoisse devant la nuit. Heidegger, quant à lui, a eu une vue profonde de la Grèce des origines : une autre manière de transgresser les normes du temps, de remonter en amont de la mort, de faire revenir à soi l’éclat de l’origine.
M.S. - Vous venez de publier un roman, Le piano dans l’éducation des jeunes filles, dont le titre fait penser à Gustave Flaubert et Marcel Proust. Dans votre propre écriture, êtes-vous à la recherche du style de vos écrivains préférés ?
S.B. -Le titre de mon livre est un hommage à plusieurs ouvrages : A quoi rêvent les jeunes filles de Musset, A l’ombre des jeunes filles en fleur de Proust, Les jeunes filles de Montherlant, voire Les aventures d’une jeune fille de Jean-Edern Hallier, un écrivain qui a d’ailleurs très bien parlé de Cioran. C’est en effet un roman d’éducation à la française, comme Flaubert en a donné un exemple. Quand j’étais adolescent, j’ai aimé ce type de livres. J’ai dévoré René de Chateaubriand, Aloys du marquis de Custine, Dominique de Fromentin, sans oublier La confession d’un enfant du siècle de Musset. Leur vision m’a marqué. Leur style ? Aussi bien. Mais nul ne peut plus écrire comme eux. Ils écrivaient pour leur temps, et il nous faut écrire pour le nôtre. C’est un subtil équilibre. Aux canons éternels doivent répondre des cas présents.
M.S. - En écrivant ce premier roman, avez-vous été victime des «â€¯affres du style » qu’évoquait Gustave Flaubert ?
S.B. -La question du style me semble une question piège. Le style, c’est d’abord une vision, ou, comme on veut, un ton. Quelle est votre vision ? Quel est votre ton ? Si vous êtes capable de répondre à ces questions, l’essentiel est gagné. Le reste tient au travail, rien qu’au travail. Mais ce n’est que du travail. Et encore ! Ouvrez une page de Roger Nimier, vous savez que c’est lui.
M.S. - Au lieu de l’isolement littéraire, vous préférez la communion d’esprit. C’est ce que prouvent vos activités éditoriales. Est-ce par conviction que «â€¯Désunis, nous courrons à la catastrophe. Unis, nous y parviendrons » comme il est dit dans le motto de votre livre Cioran, Éjaculations mystiques ?
S.B. -Comme Cioran, j’ai un goût pour l’amitié. Sans autrui, comment être soi-même ? C’est autrui qui, pour une large part, nous donne le meilleur de nous-mêmes, le pire aussi, parfois. D’où l’importance de l’amitié : on vit à travers elle ; sans elle nous manquerions l’essentiel : l’assurance que nous existons dans un regard. Sur le fond, sans doute suis-je très solitaire. Mais cette solitude est mon lien souterrain avec chacun dans la solitude qui le constitue. J’aime autant l’amitié que la solitude. Ce sont des expériences qu’il importe de vivre à plein.
M.S. - Il y a dans votre livre sur Cioran une très belle description de Bucarest : «â€¯Bucarest est latine et orthodoxe, centrale et orientale, une ville lourde et frêle, comme un pétale détaché du géranium. Ce qui frappe dans la ville, c’est l’impression de ruines définitives, d’un chantier qui exclut l’idée d’une fin, ou d’une perfection : les constructions sont faites pour épouser le néant d’une histoire qui tâtonne. » Pour comprendre l’autre (Cioran en l’occurrence) et écrire sur lui, faut-il parcourir son topos et s’en imprégner ?
S.B. -Quand j’ai lu Cioran, j’ai rêvé de voir la Roumanie. J’ai eu la chance de pouvoir m’y rendre en 2009. J’ai longuement erré dans les rues de Bucarest. J’ai aimé cette ville, j’ai aimé ses habitants. Paul Morand a magnifiquement parlé de Bucarest : il l’a comparée à Paris… Pour moi, je n’aurais jamais rien écrit au sujet de Cioran si je n’étais pas allé dans son pays, si je n’avais pas entendu parler sa langue natale, si je n’avais pas été à l’écoute de sa musique. Quand vous allez en Suède, tout devient du Bergman. La moindre serveuse dans un restaurant semble sortie de Cris et chuchotements. Un effet d’hypnose ? Sans doute, mais pas seulement. En Roumanie, au gré des rencontres, tout m’a semblé follement cioranesque.
M.S. - Y a-t-il des auteurs roumains que vous lisez, que vous fréquentez peut-être ?
S.B. -Les artistes roumains ont fait forte impression en France. Dois-je dire ce dont nous sommes redevables à Brancusi, à Georges Enesco, à Anna de Noailles ? Pour ma part, je dois certaines de mes émotions les plus fortes à Sergiu Celibidache que j’aurais pu aller entendre diriger, ce que je regrette fort de n’avoir pas fait, pensant alors qu’une occasion ultérieure se présenterait à moi. Un tel chef touche au génie, il suffit d’écouter ses Bruckner pour le comprendre. Tout ce qu’il a accompli par ailleurs avec le Requiem de Mozart me bouleverse : soudain, on entend, dans la tradition de Böhm, une musique foncièrement religieuse, pas un opérette sur le néant. Sur le plan littéraire, j’ai beaucoup lu Benjamin Fondane dont le livre sur Rimbaud m’a retenu, pour ne rien dire de sa destinée hélas si terrible. Et si j’ai assez peu fréquenté Mircea Eliade, exception faite de tel livre sur les forgerons et les alchimistes, en rapport avec mon livre sur Goudji, j’ai été très sensible, et je le demeure, à l’œuvre d’Eugène Ionesco, que je tiens pour l’un des maîtres absolus de tous les temps sur la même échelle que les auteurs élisabéthains. On ne peut être le même avant et après avoir fait l’expérience de Ionesco, de ses questions répétées et angoissées sur la mort. Il est à noter qu’on ne le monte pas assez, sans doute pour des raisons extérieures à son théâtre : son engagement antitotalitaire qui est venu doubler son non-conformisme, au lieu de lui valoir l’admiration, a servi de pire excuse aux rétrogrades pour le condamner et les conforter dans leur académisme foncier, ce rapport mensonger au vrai «â€¯bien commun ». Avoir osé paraître de droite en Occident – et le pire : au nom des vraies valeurs de l’humanisme -, a valu à Ionesco un exil plus rigoureux que celui qu’il a eu à subir quand il a quitté son pays : on a voulu faire croire que son engagement n’était pas celui d’un homme de progrès quand ceux qui vantaient justement le progrès s’accommodaient de toutes les régressions. Honneur donc à Ionesco ! Une remarque encore pour dire que mon grand-père, homme de théâtre, a été proche de lui. Ils avaient eu le projet de monter ensemble Rhinocéros. Ionesco en a parlé plusieurs fois dans ses livres : « Je regarde autour de moi. Le nombre des disparus est bien grand de ceux que j’ai connus avec lesquels j’ai travaillé ou discuté ou que j’ai admirés depuis que je fais du théâtre : Lemarchand, Vilar, Barsacq … »
M.S. - Comment pourrions-nous retrouver «â€¯la joie parfaite »â€¯?
S.B. -C’est saint François d’Assise qui use de cette expression. Il raconte que la joie vient au terme des épreuves dans la réaffirmation de la foi, malgré tout. La joie est un désespoir qui s’annule de lui-même pour faire place à l’évidence, de nouveau : la connivence du cœur avec la beauté du monde. Il s’agit d’avoir beaucoup souffert, beaucoup enduré de peines pour éprouver l’improbable de la joie retrouvée. Il est d’ailleurs significatif que notre temps valorise à ce point le bonheur, non la joie – et pour cause. Les charlatans ne s’y trompent pas ! Le bonheur est une joie sans relief à destination des petits-bourgeois. La joie est la peine surélevée de quiconque fait l’expérience déchirante du tragique de la vie. La joie parfaite est l’accord précaire entre la noirceur que nul ne nie et l’éclat qui le rehausse. Donnons la parole à Cioran pour conclure cet entretien trop bref, à mon plus vif regret. Cioran vise au plus juste : «â€¯Nous sommes tous au fond d'un enfer dont chaque instant est un miracle. »