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Entretien sur Marcel Aymé avec Hélène Montjean

H.M. - Pouvez-vous nous décrire ces deux superbes affiches de pièces de théâtre de Marcel Aymé, La Tête des autres et Les Oiseaux de lune que vous avez la gentillesse d'offrir à l'Hôtel Littéraire Marcel Aymé pour l'une et de nous confier en dépôt pour l'autre, afin de veiller à sa conservation ?

S.B. - Oui, volontiers. Ce sont des pièces rares : des pièces dignes d’un « Musée du Théâtre » qui reste à imaginer, et que l’Hôtel littéraire Marcel Aymé va préfigurer. La première affiche est de Jean-Denis Malclès, la seconde de Jacques Noël, deux décorateurs de théâtre importants dans les années 1950 et 1960. Le premier a beaucoup travaillé par la suite avec Jean Anouilh, le second avec Eugène Ionesco. Malclès comme Noël sont des illustrateurs d’un style très personnel dans la continuité et la proximité de Christian Bérard, Lucien Coutaud, ou Jacques Dupont dont André Fraigneau disait : « son œuvre emploie le système des analogies et projette les reflets de sa combustion interne sur les miroirs du monde extérieur ». Le propos de ces deux décorateurs était toujours de révéler sur un mode faussement réaliste la poésie des œuvres qu’ils servaient selon une économie où tout devait rythmer la pièce, où tout devait être action. Dans l’affiche de Malclès, on voit une foire d’empoigne, dans celle de Noël, Valentin, le personnage interprété par Jacques Duby, bientôt l’interprète fétiche de Félicien Marceau : on découvre un univers tantôt ironique, tantôt onirique. C’est le génie de Marcel Aymé d’avoir eu tous les registres, et d’avoir su n’être réduit par rien : c’est un auteur qui ne dédaigne pas le combat, et qui sait que se tient autre chose derrière la violence dérisoire de monde. Mais quoi ? La poésie.

 

H.M. - La Tête des autres est l'une des plus célèbres pièces de Marcel Aymé qui a remporté un grand succès en 1952 mais qui a aussi provoqué un certain émoi à Paris…

S.B. - Oui, ce fut une affaire d’une rare gravité. D’une rare hystérie aussi. La pièce faillit être interdite. Marcel Aymé a dit alors à mon grand-père, André Barsacq, que si la pièce ne pouvait être montée, il la ferait éditer et qu’il lui donnerait la moitié de ses droits d’auteur. Imaginez : cette pièce se moquait des milieux de la magistrature ! Le Président de l’Union fédérale des magistrats adressa au Garde des Sceaux une protestation et le Secrétaire général de l’Union fédérale, rédacteur-en-chef du Pouvoir judiciaire, une lettre ouverte à Marcel Aymé l’accusant d’avoir commis une mauvaise action « au lieu d’accoucher d’une bonne pièce » (Le Figaro, 18 février 1952). François Mauriac s’éleva contre « ces tombereaux d’ordures que, chaque soir, à l’Atelier, M. Marcel Aymé déverse sur les magistrats français (Le Figaro, 19 février 1952). L’ordre des avocats de Paris, la Chambre des avoués et la Chambre des Huissiers, Robert Kemp au Monde, voire René Floriot, l’avocat du docteur Petiot, s’associèrent à cette violente campagne qui n’empêchera pas le succès prodigieux de la pièce. Hervé Lauwick écrivit alors : « si les cinq mille avocats de Paris, leurs femmes, tous les juges, tous les policiers, pas mal de justiciables y viennent, l’Atelier en a pour longtemps » (Noir et blanc, 27 février 1952). A l’opposé, il y eut aussi des soutiens ! Je me contenterai de citer cette lettre de Roger Nimier à mon grand-père : « J’aurais pu écrire une trentaine de pages sans difficulté sur La Tête des autres. En tout cas, j’ai été revoir la pièce hier soir avec des amis et je regrette de ne pas avoir cité tous les acteurs, car ils méritent tous de grands compliments, ce qui est bien exceptionnel. Je pense que c’est aussi votre faute. » La pièce fut reprise avec un même succès en 1959.

 

H.M. - Les Oiseaux de lune est une pièce poétique plus méconnue dont l'histoire est dans ce thème du « réalisme magique » cher à Marcel Aymé, où il semble tout naturel que des ailes poussent à des êtres humains …

S.B. - C’est peut-être la plus belle pièce de Marcel Aymé, celle qui l’apparente le plus à Aristophane, « le Ariel d’Athènes », comme l’appelait Suarès, le dramaturge pour qui la poésie paie la rançon de la farce. Le jeune surveillant général d'une boîte à bachot de sous-préfecture détient un surprenant pouvoir : il lui suffit de désirer que tel homme ou telle femme se transforme en oiseau pour que la métamorphose s'accomplisse et que des ailes poussent à ses victimes. C’est ainsi que tout une petite population perd son apparence humaine : du professeur lubrique aux gendarmes effarés, des commerçants au sous-préfet. L'agrégé de philosophie finira même, en scrutant le ciel à l'aide d'une lorgnette, par apercevoir sa propre épouse juchée sur un fil télégraphique. Comment le gentil surveillant, grand amateur de Jules Verne et de la comtesse de Ségur, verra peu à peu s'amenuiser son pouvoir, c'est ce que vous apprendrez en lisant cette comédie qui préfigure Eugène Ionesco. A sa création, il y eut une caricature dans Le Figaro drôlement légendée : « Marcel Aymé – Le Théâtre de l’Atelier ?  Première branche à droite, deuxième à gauche et tout droit. »  Jacques Lemarchand estima dans Le Figaro littéraire du 7 janvier 1956 que mon grand-père avait « assuré la mise en scène de cette féérie comique avec la netteté et la sobriété qui lui sont habituelles. » Cela n’empêcha pas pour autant Elsa Triolet d’écrire dans Les lettres françaises : « On rit énormément à ces Oiseaux de lune. Mais hier comme aujourd'hui, qu'on pleure ou qu'on rie, il y a quelque chose de pourri dans ce royaume-là. » Venant d’une stalinienne sans pitié, c’est savoureux. J’ai toujours été frappé qu’on ait découvert en France ce qu’on a appelé « le réalisme magique » avec Gabriel Garcia Marquez, alors qu’il est déjà tout entier chez Marcel Aymé. On part du monde pour ajointer au réel, non pas un sur-réel, mais sa dimension la plus profonde : celle d’un rêve éveillé et émerveillé.

 

H.M. - Que pensez-vous de la partie théâtrale de l'œuvre de Marcel Aymé ?

S.B. - Marcel Aymé et mon grand-père ont également collaboré pour deux autres pièces, Les Quatre vérités en 1954 et Les Maxibules en 1961. Les liens furent profonds, intimes et inentamés. Permettez-moi, chère Hélène, de citer encore une fois Roger Nimier au sujet des Maxibules, quand il parle de ma tante, Elisabeth : « Elle a de douces mines et le léger enroument qu'il faut lorsqu'on entre dans les Contes du chat perché : un jour on est fille, un autre chatte, un troisième fée. On a de longs cheveux châtains et blonds qui bordent bien votre visage. » D’une manière générale, Marcel Aymé est l’un des très rares écrivains à briller dans tous les domaines : la nouvelle, le roman, le théâtre, mais aussi l’article, la chronique ou la polémique. Giraudoux est surtout un dramaturge, Anouilh n’est qu’un dramaturge, comme Pierre Benoit n’est qu’un romancier. Mauriac ou Green ont essayé eux aussi de briller dans tous les genres : sans succès. Montherlant y a mieux réussi. Du moins laisse-t-il un chef d’œuvre, La Reine morte. Marcel Aymé a cette particularité d’avoir été présent par tous les moyens, qu’il a su renouveler sans chercher être iconoclaste, mais avec des résultats prodigieux, y compris sur le plan du scandale. L’une des difficultés de son œuvre aujourd’hui pour le théâtre privée est le nombre des personnages, et pour le théâtre public, le fait qu’on ne puisse le réduire à une position militante. Il n’empêche, La Tête des Autres a été repris par la Comédie française voilà peu. Je crois que des pièces comme Lucienne et le boucher et Clérambard, au même titre que celles dont nous avons parlé sont destinées à revenir  à intervalle constant : par leur art à parler de chacun, dans ses hantises, dans ses difficultés, mais aussi bien dans son humanité foncière.

 

H.M. - Parlez-nous de l'homme que fut votre grand-père André Barsacq et notamment de son œuvre en tant que metteur en scène et directeur du Théâtre de l'Atelier ?

S.B. - André Barsacq était un montmartrois d’adoption comme Marcel Aymé. Ils étaient voisins. L’un comme l’autre ont tenu à porter la tradition montmartroise d’une certaine bohême, d’une certaine liberté. Il n’était pas question de se revendiquer des beaux quartiers, ni d’avoir des quartiers de noblesse, autres que ceux de l’esprit, de l’insoumission aux pouvoirs, aux diktats. André Barsacq a débuté sa carrière au Théâtre de l’Atelier dès 1928, à l’âge de dix-huit ans. Il l’a dirigé durant plus de trois décennies. Il y a monté plus de quatre-vingts spectacles et y a organisé quarante créations, soit plus que l’ensemble des théâtres publics à la même époque. Il a travaillé aussi bien avec Marcel Aymé que Maria Callas, Paul Valéry que Brigitte Bardot, Paul Claudel que Jean-Paul Belmondo. Et j’allais dire : à la même époque ! Il existait alors une communication infiniment plus grande que de nos jours où sommes trop dé-connectés. Peut-être quelques mots encore : le Théâtre de l’Atelier a été fondé par Charles Dullin, dont mon grand-père à sa demande a pris la succession. Ce théâtre a été un lieu de haut voltage. Tout y a été essayé, en vertu d’une seule exigence, et de toutes la plus difficile : - la qualité.

 

H.M. - André Barsacq, outre son lien avec Marcel Aymé, a révélé des auteurs contemporains comme Jean Anouilh, Félicien Marceau et des jeunes talents comme René de Obaldia et Françoise Sagan.

S.B. - Oui. Remarquez, chère amie, que tous ces auteurs forment une famille d’esprit, et que tous étaient amis entre eux. Marcel Aymé et Jean Anouilh étaient proches, comme Félicien Marceau admirait ses aînés, au même titre que Françoise Sagan. La romancière Dominique Rolin m’avait raconté avoir demandé à mon grand-père de pouvoir assister aux répétitions des pièces de Marcel Aymé en sa présence, rien que pour le voir, l’observer, l’admirer. En retour, Marcel Aymé fut le premier à envoyer des roses à Dominique Rolin quand mon grand-père monta sa première et unique pièce interprétée par Emmanuelle Riva. Quelques années après La Tête des autres, mon grand-père a connu un autre scandale retentissant avec sa création du Satyre de la Villette de René de Obaldia. Qui fut le premier à demander à écrire en tête du Figaro pour dénoncer cette injustice ? Ce fut Marcel Aymé. L’amitié n’était pas un vain mot pour ces êtres certes solitaires, mais unis entre eux par une même indépendance de l’esprit.

 

H.M. - Quels ont été ses rapports avec le théâtre russe en particulier ?

S.B. - Mon grand-père était russe par sa mère. Il a vécu en Russie, où il est né en 1909, jusqu’en 1920. Il n’a appris le français qu’à l’âge de 11 ans. Il a traduit plus tard chez Denoël Gogol, Tchekhov, Tourgueniev, également Maïakovski, ce qui entraîna une nouvelle guerre avec Elsa Triolet. La Russie et la France étaient infiniment plus proches au XIXe siècle que de nos jours. Inutile de rappeler les liens entre Flaubert et Tourgueniev, ni le fait que Tolstoï, avec Anna Karenine, a récrit Madame Bovary. De fait, il y a des liens entre les personnages de Gogol et de Labiche. Tchekhov possède cette poésie du quotidien, qui est aussi le propre de Marcel Aymé, ainsi qu’une même vision de l’humanité : à la fois lucide, désillusionnée et humaine. Dans les années 1950, mon grand-père a d’ailleurs alterné les pièces de Tchekhov et celles de Marcel Aymé, qu’il a ensuite présentées en URSS en 1966, lors d’une grande tournée.

 

H.M. - André Barsacq est une figure incontournable de la Butte comme Marcel Aymé et leur souvenir est encore vivant à Montmartre.

S.B. - Cocteau disait qu’un académicien, c’est un écrivain qui se transforme en fauteuil après sa mort. De même, Marcel Aymé a une place à l’endroit au vivait, comme André Barsacq a une rue qui porte son nom, où il habitait et où il recevait Marcel Aymé pour déjeuner avec ses enfants. La topographie du quartier fait exister à quelques mètres d’intervalle une rue Seveste, une place Dullin, etc. : - tous ceux qui ont fait du Théâtre de l’Atelier une référence mondiale. Evidemment, le quartier a changé. Mais si on prend un film comme Amélie Poulain n’est-il pas évident qu’il est un hommage à Marcel Aymé ? Je me souviens encore du fou rire qui nous avait pris lorsque ma grand-mère avait reçu une lettre rédigée ainsi : « Madame André Barsacq, Rue Saint André Barsacq ». C’était aussi cocasse que dans une nouvelle de Marcel Aymé.

 

H.M. - Gardez-vous des souvenirs en particulier de Marcel Aymé ?

S.B. - Je n’étais pas né à sa mort en 1967. En revanche, j’ai très bien connu sa veuve, Marie-Antoinette. Je me souviens du jour de l’inauguration de la statue du Passe-Muraille en 1989. On aurait pu croire que la main de Marcel Aymé allait s’abattre sur Alain Juppé ! Je me souviens également de la main de Jean Marais qui s’était posée sur mon épaule avec une franchise virile qui m’avait impressionné. A dire les choses, Jean Marais n’était pas proche de Marcel Aymé, mais il était comme le témoin vivant de toute cette époque, faite d’insolence, de panache, d’une certaine folie aussi. Pour ma part, si je n’ai pas connu Marcel Aymé, c’est ma mère qui a veillé son corps la nuit où il est mort. Ils étaient quatre : Marie-Antoinette, ma mère, mon oncle Michel et Antoine Blondin. Encore aujourd’hui, ma mère raconte que ce fut l’un des moments les plus éprouvants qu’elle ait eu à vivre. Antoine Blondin, ivre, n’a cessé de pleurer toute la nuit.

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